ROMAN - Essai de typologie

ROMAN - Essai de typologie
ROMAN - Essai de typologie

En apparence, une œuvre romanesque est un discours suivi. En fait, un roman est une forme littéraire construite à partir d’une réalité elle-même structurée, ou du moins que le romancier perçoit comme organisée. Un groupe social, un problème ou un cas psychologique, un événement historique, un fait divers, une biographie peuvent être les matrices d’une œuvre de fiction. Quand cette forme première, génétique, est de nature linéaire, la forme du roman prendra, certes, l’aspect d’une progression continue. Mais la définition du roman par Stendhal – «un miroir promené le long d’un chemin» – implique une certaine conception du récit à laquelle Balzac, en revanche, ne pouvait souscrire: la forme de La Comédie humaine est fondée sur une vaste organisation sociale, considérée par Balzac comme un espace. De même, Zola concevait le roman non pas comme une narration discursive, mais comme une construction imitant l’arbre généalogique des Rougon-Macquart. Et l’exploration de Proust, dans À la recherche du temps perdu , concerne non moins l’espace d’une conscience que le fil du temps.

En outre, les formes romanesques se développent souvent en fonction de modèles qui sont déjà eux-mêmes littéraires, car ils correspondent à certaines pratiques culturelles d’une époque. La forme épique, la narration historique ont servi largement de base au roman: ces deux discours se complètent, s’emboîtent en quelque sorte dans Don Quichotte , où la technique du «récit dans le récit» est très fréquente. Au XVIIIe siècle, le développement de la correspondance a suscité celui du roman épistolaire, qui compte deux œuvres opposées par le thème, l’esprit, l’écriture: La Nouvelle Héloïse, Les Liaisons dangereuses. Au XXe siècle, deux romans importants (Le Questionnaire de E. von Salomon, L’Inquisitoire de R. Pinget) ont été composés selon le schéma du formulaire d’enquête. Mais toute forme narrative choisie par un romancier lui impose autant de servitudes qu’elle lui permet de liberté d’expression. Pour Thomas Hardy, on ne pouvait concevoir de meilleur mode d’expression que le roman par lettres, mais Tchekhov n’y voyait qu’artifice et contrainte.

En fait, le roman peut utiliser tous les genres de discours, et surtout la plupart des langages d’une société à une époque donnée. Comme l’a montré M. Bakhtine, la structure socioculturelle et idéologique du carnaval transparaît dans les romans de Dostoïevski. L’œuvre de Proust porte l’écho des grandes proses classiques et romantiques. Rabelais, Céline, Günter Grass ont su assimiler et dominer le registre de la parole populaire. Le roman pouvant absorber tous les langages et s’établir sur n’importe quelle structure de la réalité sociale ou psychologique, on l’a volontiers tenu pour un genre impossible à définir sémantiquement et esthétiquement. Et sa multiplicité, sa plasticité formelle suscitèrent maintes tentatives pour classer les romans selon leur sujet, leur thème ou leur ton. Dans la préface de Pierre et Jean , Maupassant a raillé de telles catégorisations, sans valeur dans la mesure où elles sont virtuellement infinies: il y aurait, par exemple, le «roman de la guerre de Sécession», le «roman campagnard», «provincial», «exotique», le «roman de l’individu» par rapport à la «fresque sociale», le «roman psychologique». De tels classements sont arbitraires. Ils ne rendent pas compte de l’essentiel: le mode de composition de l’œuvre dans ses relations avec tel aspect de la réalité. Il n’est guère plus pertinent, en dépit des apparences, de faire du récit autobiographique une branche particulière du discours romanesque. L’autobiographie pénètre le roman de façon trop profonde et trop diverse pour qu’on puisse valablement l’instituer comme une catégorie à part, où Tristram Shandy (héros de L. Sterne, dans The Life and Opinions of Tristram Shandy ) voisinerait par exemple avec À la recherche du temps perdu. Rousseau donnait Les Confessions pour le contraire même d’un roman, mais, aujourd’hui, son souci de sincérité nous apparaît singulièrement romanesque. Proust, d’autre part, a pris soin de dire qu’il n’était pas le Narrateur du Temps perdu. De nos jours, les romanciers semblent plus préoccupés par l’autobiographie comme problème (est-il possible de dire la vérité?) que par la relation proprement dite des événements de leur vie. En tout état de cause, une autobiographie est toujours partielle: l’auteur développe un aspect de soi, un «regard» particulier sur sa personne. On sait enfin qu’un Il peut être en réalité un Je, et inversement. Une authentique typologie du roman ne peut donc reposer que sur des critères sociologiques, psychologiques et esthétiques. Les grandes œuvres romanesques sont inclassables, dans la mesure même où elles expriment des aspects à la fois nouveaux et essentiels de la personne humaine: comportement, sensibilité, raison.

Dans l’ensemble de l’univers romanesque occidental, il est toutefois permis de distinguer trois grandes formules de récit, qui concernent trois aspects décisifs d’une culture: le roman picaresque, le roman de formation, le roman historique. On peut également isoler quelques types de roman ayant des traits sémantiques particulièrement nets, parce qu’ils ressortissent à un esprit de système qui dérive lui-même d’un état social bien défini et d’un certain stade d’une civilisation: le roman policier, le roman-feuilleton, le roman-document.

1. Le droit de regard

Né dans la marge des lectures sérieuses ou rêveuses d’une époque, mais tout contre elles, le roman «picaresque» ne recevra son nom qu’après coup: il sera forgé au XIXe siècle sur l’espagnol pícaro , «aventurier, coquin». Au XVIIIe siècle, Fielding hésite encore sur l’étiquette et hasarde, pour faire reconnaître ce bâtard, une formule hybride: «a comic epic in prose ».

Pourtant, le picaresque (au sens large) est aussi vieux, aussi universel que la route où déambulent ceux que les gens de bien appellent significativement les «vauriens». La littérature (les maq mat arabe comme le Shui hu zhuan chinois ou le Satiricon ) s’est toujours plu à dire les tours et les détours des vrais et faux mendiants sur les cases obligées d’un jeu de l’oie sans fin (l’auberge, la prison, le marché, les brigands, la maison de paysans, le sanctuaire, l’auberge encore) qui frôle et démasque le monde où l’on peut s’asseoir, manger, écrire et lire des livres à l’aise. Au XVIe siècle, l’Europe en guerre a multiplié les déracinés, et l’imprimerie a répandu les histoires de gueux et de truands. À côté des genres «nobles» (le roman de chevalerie, l’Arcadie), on laisse des conteurs fabuler sur les «drôles», sur ceux qui n’ont pas voix au chapitre.

Mais, en cette même époque, dans l’Espagne du Siècle d’or, de Charles Quint et de la Contre-Réforme, surgit une véritable contre-littérature. Le muet prend la parole et parle en son nom. Lui, le sans titre, il dit «Je». La Vie de Lazarillo de Tormes (1554) sera la première autobiographie d’un être en marge, et même au rebut, qui soudain vient figurer en pleine page, évinçant les prouesses et les rêves de ses maîtres. Ses maîtres? Le pícaro n’est que le valet de leurs valets, sinon le parasite de leurs parasites. Son Je, à vrai dire, ne lui appartient même pas. Ce n’est que le truchement d’un lettré anonyme, nourri de théologie et de morale, qui, pour dénoncer le mensonge officiel de l’«honneur» sclérosé des nobles, la corruption du clergé et la tentation grandissante de l’argent, emprunte la voix et le regard cynique du plus misérable pécheur. C’est de bas en haut, de la terre du Mal vers le Ciel de Dieu, qu’il convient de lire le monde. De son baptême au Jugement dernier, tout homme – hidalgo, prêtre, marchand – est ainsi mis en demeure de contempler le dessous, l’inverse des belles apparences, et d’assumer dans la désillusion (dans le desengaño ) la responsabilité de son libre arbitre – tout comme le pícaro, baptisé lui aussi. Il n’est pas question de s’insurger, mais bien au contraire de se soumettre à l’ordre de la société, voulu par Dieu, et où chacun doit rester à sa place. Le Don Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán (1599) et surtout le Pablo de Ségovie (El Buscón ) de Quevedo (1626) accusent jusqu’à la caricature la vanité, le comique noir des ambitions humaines, en prenant pour témoin à charge celui qui, moins que tout autre, pourrait prétendre à changer la vie. Sans honneur ni «naissance», le pícaro n’existe qu’au regard de Dieu. Condamné à survivre d’expédient en expédient, il ne connaît que des étapes sans jamais arriver nulle part. Le récit de ses pérégrinations se composera donc d’épisodes ne pouvant former une histoire: comme l’existence du pícaro, il s’arrête en cours de route.

La nature ignominieuse du pícaro le distingue radicalement du Francion de Charles Sorel (1623), du Page disgrâcié de Tristan L’Hermite (1643), des comédiens du Roman comique de Scarron (1651) – et a fortiori des sympathiques aventuriers qui l’imiteront à rebours, souvent laids et dérisoires à l’extérieur, mais nobles et purs en secret: Don Quichotte de Cervantès (1605), Obregón d’Espinel (1618), Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen (1670) et les braves garçons de Fielding, Joseph Andrews (1741) et Tom Jones (1748). Seul Defoe, dans l’Angleterre puritaine, saura donner une sœur authentique au pícaro, avec Moll Flanders (1722). Cette voleuse protestante est la première à poser au lecteur la question interdite: si je ne suis qu’un objet pour vous, n’est-ce pas aussi votre faute? Mais déjà, en Espagne même, le roman picaresque a dégénéré en roman vertueux ou libertin d’aventures divertissantes, et cette tradition désormais «domestiquée», édulcorée, sera reprise par le Français Lesage: Gil Blas de Santillane (1715-1735) se situe aux antipodes du naturalisme théologique et fataliste des premiers Espagnols. Sceptique et réaliste au milieu des contradictions de la France de la Régence, libre à l’égard des pouvoirs, ne dépendant que de son éditeur et lorgnant vers la sécurité bourgeoise tout en dénonçant l’affairisme de la nouvelle société, l’auteur, comme son héros, va donner, dans un « roman à tiroirs», une leçon lourde de conséquences: un homme en valant un autre, pourquoi le valet resterait-il valet? Pourquoi ce voyeur qui, avait dit Boileau, «sait par cœur toutes les pensées de son maître» ne profiterait-il pas de ce droit de regard pour accéder aux dignités de l’argent et de l’instruction? Gil Blas finit ses jours châtelain de village. Aussi l’histoire du valet-maître annonce-t-elle ce thème de l’apprentissage qui va bientôt se déployer: entre contestation et adaptation, il n’y a pas rupture, mais complémentarité. En témoignent ces romans d’éducation que sont déjà Le Paysan parvenu (1734) et La Vie de Marianne (1742) de Marivaux, et les récits de Restif de La Bretonne.

Le roman picaresque est-il mort? L’œil noir et aigu de Julien Sorel, le vagabondage du pantin Pinocchio, l’ascension irrésistible du chevalier d’industrie Félix Krull, de Thomas Mann, le voyage du premier héros de Kafka (le Karl Rossmann de L’Amérique ), sans oublier les «morts à crédit» de Céline et Sur la route de Jack Kerouac, nous suggèrent qu’un certain «picarisme» marque l’inspiration romanesque la plus moderne.

2. La grande école

Roman pédagogique, roman d’éducation, roman d’apprentissage, roman de formation, Bildungsroman : ces termes disent l’ampleur d’un projet littéraire conçu, au siècle des Lumières, dans la foi au progrès de l’humanité. Il s’agit d’associer le lecteur au récit (le plus «vrai» possible) de vies qui se construisent dans le temps et qui, tout en acceptant leurs limites, s’efforcent de dépasser sans cesse leurs «déterminations» pour harmoniser leur «être» avec la marche de la société. Ce projet emprunte, et souvent combine, les formes les plus diverses: récits à la première ou à la troisième personne, roman-conversation, roman par lettres, aventures, voyages, digressions philosophiques. Une dimension commune caractérise toutefois des œuvres qui s’écartent autant des affabulations du roman à intrigue que du compte rendu picaresque: l’épaisseur du vécu. L’histoire de la société se concrétisera, prendra sa profondeur, son relief, à travers la subjectivité d’une existence individuelle. En retour, l’histoire de l’individu trouvera dans l’histoire de tous sa raison et sa consistance. Symphonie à «motifs» plutôt que récit linéaire, le Bildungsroman (qui implique le plus souvent un «roman des mœurs») est généralement volumineux: son dynamisme messianique doit épouser la lente et double expérience d’un accomplissement personnel et d’une réalisation du bien commun.

Les romans de Marivaux, de Diderot, de Fielding, Paméla (1740) et Clarisse Harlowe de Richardson (1747-1748), Tristram Shandy de Sterne (1759-1766) ont les premiers précisé le champ, les personnages et l’enjeu de cette histoire où la «poésie du cœur» doit finalement, et douloureusement, s’accorder avec «la prose des rapports sociaux» (Hegel). Ainsi verra-t-on, dans la quotidienneté d’un monde pacifique et travailleur, des individus non exceptionnels, mais de bon vouloir et sensibles, rechercher le bonheur et la justice avec un sens des réalités illustré par Robinson Crusoé (1719) et selon le programme de L’Émile. Il faut apprendre: c’est la loi des Lumières, que Sade observe dans le mal avec Justine et Juliette , et à laquelle Laclos (Les Liaisons dangereuses ) souscrit dans l’ordre de la perversité. Cependant, ni Goethe ni Rousseau ne dissimulent les obstacles sociaux qui peuvent s’opposer à l’éducation. C’est précisément parce que la société n’est pas parfaite que l’individu doit apprendre à vivre sur le plan pratique et sur le plan moral, sinon politique: la certitude que la nature est bonne et que l’histoire a un sens dicte à l’homme non de défier l’appareil social, mais d’en surmonter les défauts. La seconde moitié du Wilhelm Meister (1794-1796) de Goethe, qui reste le modèle du roman de formation, a significativement pour sous-titre Les Renonçants , qui pouvait convenir aussi à La Nouvelle Héloïse (1761). En effet, l’individu doit payer cher l’accord de son destin avec le destin social.

Le roman du XIXe siècle s’établit sur les ruines du Bildungsroman. Il n’y a plus d’éducation. Seules comptent l’expérience et la stratégie. Quand l’éducation n’est plus que sentimentale, le héros de roman, séparé du mouvement social, est voué à l’impuissance et au désabusement. Et plus la civilisation industrielle se développe, plus on voit les personnages romanesques faire leur éducation malgré eux, par la force des choses, tel Ferdinand dans Voyage au bout de la nuit (Céline, 1932). Désormais, quand la dynamique de l’éducation figure dans le roman, elle est viciée d’une réalité que ne pouvaient admettre les romanciers de l’âge des Lumières: l’échec.

Certes, Romain Rolland, dans Jean-Christophe (1904-1912), mettra le destin de son héros en accord avec celui du monde, mais par la médiation d’un art. Dans l’œuvre de Jules Vallès comme dans Les Thibault (1920-1937) de Martin du Gard, la formation du héros est brisée par la force objective de l’histoire.

Cet échec, Thomas Mann le laissera en suspens dans La Montagne magique (1925). Mann a lui-même déclaré qu’il avait voulu tout ensemble parodier le vieux Bildungsroman et le faire renaître afin de lui confier un nouveau message humaniste et libéral. Sept années durant, le jeune Hans Castorp, dans ce lieu privilégié qu’est un sanatorium, écoutera et enregistrera les principales idéologies qui se disputent l’Europe avant la Première Guerre mondiale. Castorp a pour mission de faire la synthèse de ces «visions du monde» contradictoires, mais, à la dernière page du roman, il est jeté dans le feu de la guerre, dont on ne sait s’il sortira vivant. En d’autres termes, Thomas Mann veut croire que la personne humaine, telle que l’a formée une longue culture, survivra, mais il n’en est pas certain.

Il y a «éducation» dans les romans de Kafka, dans L’Homme sans qualités (1930-1942) de Musil, ou même dans l’Ulysse (1922) de Joyce, mais dans ces romans un individu se cherche malgré la société, et non pas avec elle. Paradoxalement, La Nausée (1938) de Sartre est en revanche un vrai roman d’éducation: Roquentin apprend qu’il faut construire sa vie à travers l’échec et l’absurde, et rester ainsi un homme social. De même, la fonction pédagogique du roman se retrouve dans Les Chemins de la liberté (1945-1949) – au bout desquels, toutefois, Sartre n’a pas cru devoir aller.

3. Le fait accompli

«Roman historique» semble être une contradiction dans les termes: est-il possible de concilier la vérité du passé et la liberté de la fiction? Pourtant, cette contradiction même fait le plaisir du lecteur: il revit le passé au présent, l’assimile au lieu seulement de le connaître, et comprend que les temps actuels sont soutenus et irrigués par des époques en apparence révolues. Dans toutes les littératures et dans leurs périodes de formation, on trouve des chroniques historiques et des histoires où figure l’histoire. Mais le problème de la spécificité et de la mission culturelle et politique du roman historique ne s’est posé qu’en Europe, après les premières atteintes portées à l’ordre monarchique. En effet, dès lors que des hommes ont fait une révolution, on s’aperçoit que le passé aussi fut l’œuvre des hommes et non pas des princes ni de la volonté divine. Comme l’a profondément vu Hegel, l’anachronisme devient nécessaire: on peut actualiser le passé puisqu’il a engendré le présent.

Ainsi, quand la démocratie se forme en Angleterre, le roman vient naturellement, pour ainsi dire, doubler l’histoire: celle du peuple. En outre, le roman historique aura une fonction distincte de celle du drame historique: celui-ci met en scène les grands personnages et leurs règlements de comptes, alors que le roman d’histoire, négligeant les hommes providentiels, retracera l’enchaînement complexe des causes et des effets. Le roman historique dira ce qui se passe entre les actes. En effet, les héros de Walter Scott sont des personnages secondaires, des individus moyens, médiateurs entre le peuple et les grands, entre la vie quotidienne et les événements cruciaux d’une époque choisie pour sa signification exemplaire dans l’histoire de la nation. La psychologie de ces personnages dérive de la spécificité historique de leur temps, qui sera décrit avec tous les moyens réalistes du roman de mœurs. Fenimore Cooper, Tolstoï dans Guerre et Paix reprendront à leur compte l’art de Scott, que Balzac a utilisé et développé pour passer «de la description de l’histoire révolue à la figuration du présent comme histoire» (G. Lukács).

Dans cet âge classique du roman historique, la liaison du passé avec le présent s’opère d’elle-même, sur la lancée de l’esprit révolutionnaire. L’anachronisme est légitimé par l’évidente solidarité des générations dans le temps, la permanence des conflits sociaux et économiques, l’adhésion du romancier au sens d’une histoire conçue comme une aventure pleine d’avenir, dont un peuple est l’acteur.

Mais, à mesure que s’effrite le consensus social et que la bourgeoisie se coupe des courants populaires, l’auteur de roman historique se voit privé de mission politique. Un rideau tombe entre le passé et le présent, l’équilibre entre histoire et roman va se rompre. Dès lors, c’est d’un point de vue à la fois particulier et idéaliste que l’écrivain cherche à maintenir la vocation de totalité et d’universalité qu’avait illustrée le roman historique. Quels que soient leur souci d’exactitude, leur sympathie pour le peuple et leur sens de la démocratie, Victor Hugo (Les Misérables , 1862; Quatrevingt-Treize , 1874), Anatole France (Les dieux ont soif , 1912), Heinrich Mann (Henri IV , 1935-1937) écrivent bien plutôt sur l’histoire que sous sa dictée. Le subjectivisme et l’idéologie portent leur ombre sur le roman historique, qui souvent donnera des leçons sur les erreurs du passé, tel le Cinq-Mars (1826) d’Alfred de Vigny.

En même temps, la résurrection du passé devient évasion ou dépaysement dans le temps, et l’on peut à cet égard rapprocher Les Trois Mousquetaires (1844) de Salammbô (1863). L’histoire devient prétexte. L’éloignement, l’étrangeté du décor et des mœurs sont compensés par une modernisation abusive de la psychologie des personnages. De même, le retour des hommes publics et des figures illustres tentera de corriger le caractère privé des intrigues, dénuées de véritable dimension sociale.

L’écart croissant entre une histoire-spectacle et la réalité psychosociale du présent, la nécessité de restituer au roman historique une cohérence qui ne sacrifie ni l’objectivité du passé ni la subjectivité moderne du lecteur conduiront les romanciers contemporains soit à reconstituer en profondeur la psychologie d’un personnage du passé, soit à développer en étendue la description de la vie quotidienne d’une époque. «Descendre en profondeur dans une individualité», pour reprendre un mot de Proust, fut manifestement le souci de Robert Graves (Moi, Néron , 1934), de Marguerite Yourcenar (Mémoires d’Hadrien , 1951) et de différents auteurs de biographies d’artistes ou de grands hommes. La superficie de l’histoire, dans des fresques composées d’une multitude de petits faits vrais, préoccupa en revanche Erckmann-Chatrian (Histoire d’un conscrit de 1813 , 1864), Sigrid Undset (Kristin Lavransdatter , 1920-1922), Zoé Oldenburg (Argile et cendre , 1946), Margaret Mitchell (Autant en emporte le vent , 1936). Dans les deux cas, l’écrivain s’efforce de trouver un contrepoids ou un équivalent à une dimension sociale maintenant perdue. Au roman historique s’est substitué un «genre historique», composé d’œuvres remarquables quant à la documentation et à l’art du récit, mais qui n’en dégradent pas moins l’union qui fut jadis étroite entre l’élan de l’histoire et celui de la fiction.

4. La vie rêvée

C’est le feuilleton, non point le roman, qui a créé le roman-feuilleton, lui a donné ses lois, ses thèmes, en un mot l’a institué en genre. En effet, lorsque apparurent les grands quotidiens à bon marché dont le prototype fut La Presse d’Émile de Girardin en 1836, ces nouveaux journaux publièrent des feuilletons romanesques, plus susceptibles d’attirer la ferveur des lecteurs que les feuilletons dramatiques, musicaux, etc., des anciennes gazettes. On débite d’abord en tranches des romans déjà écrits, mais bientôt Paul de Kock, Frédéric Soulié et surtout Alexandre Dumas père inaugurent le roman-feuilleton proprement dit, rédigé pour paraître par épisodes, et qui demande vite la collaboration de «nègres». Dumas, en particulier, met au point une technique, qui tient le lecteur en haleine: la fin de chaque épisode amorce brillamment l’épisode suivant. Plusieurs intrigues courent parallèlement. D’abondants dialogues aèrent le texte.

On comprend que la forme même du feuilleton convient au thème de la poursuite, de la recherche d’une personne ou d’un objet, d’un complot à fomenter ou à dévoiler. Mais, si le feuilleton vit nécessairement au jour le jour, il doit entretenir le besoin d’idéal de son public: à long terme, le méchant est puni, la vertu récompensée. Pourtant, ce manichéisme n’est pas absolument gratuit, du moins chez Eugène Sue, qui, en 1842, avec Les Mystères de Paris publiés dans Le Journal des débats , fait un coup de génie: il dépayse sur place son lecteur en représentant les faubourgs et les bas-fonds de la capitale et en inventant des personnages ambigus qui, tout en étant nobles et purs, fréquentent le monde du crime ou sont contraints d’y vivre.

Sous la pression de ses lecteurs, Sue évoquera de moins en moins les classes dangereuses et de plus en plus les classes laborieuses. Ainsi contribuera-t-il largement à donner au feuilleton un aspect populaire, puis démocratique et socialiste, empreint de la religion de l’humanité. Il n’est donc pas étonnant qu’une fois réprimé l’élan révolutionnaire de 1848, la loi Riancey vienne éliminer de la presse, en 1850, «le subtil poison d’une littérature démoralisante». C’est la fin du roman-feuilleton.

Pourtant, le roman-feuilleton, mort dans la presse, se perpétue dans le livre. Son esprit, sa structure, ses thèmes renaissent en librairie avec Rocambole de Ponson du Terrail, les romans de Paul Féval, de Xavier de Montépin, de Gustave Aimard, de Michel Zévaco. Toutefois, le roman-feuilleton abandonne de plus en plus le populaire et le populisme pour l’aventure et le sentimentalisme. Il devient le roman à épisodes. De nos jours, c’est à la télévision que le feuilleton remplit le rôle qu’il avait à l’époque de Sue, mais on peut mettre en doute le fait que les feuilletons télévisés comporteraient la même critique sociale que Les Mystères de Paris .

5. De la chambre close à la violence ouverte

Le coupable et le justicier, l’indice et la déduction, l’énigme et l’enquête: ces couples ont une vieille existence dans la littérature, si l’on songe au Soga monogatari du XIVe siècle japonais, aux Mille et Une Nuits , à Zadig et aux romans noirs de Mrs Radcliffe (1764-1823). Toutefois, le roman policier proprement dit appartient par essence aux villes modernes, où une police très organisée garantit en principe la sécurité de tous. En fait, le milieu urbain est un labyrinthe propice au crime, et trop complexe pour qu’un appareil policier puisse s’y reconnaître. D’où la nécessaire intervention d’une personne qui détectera le criminel au lieu de courir sur ses traces: le policier privé, au talent duquel on recourt comme on consulte un grand médecin. Ce détective a des méthodes opposées à celles des commissaires, inspecteurs et autres représentants de la police d’État. Après avoir examiné le théâtre du crime, où il relève des indices qui sans lui fussent passés inaperçus, il reste le plus souvent chez lui à réfléchir, reconstitue mentalement le processus du crime, découvre par déduction la seule personne qui a pu tuer ou voler, et n’a plus qu’à l’arrêter, soit en l’attirant dans un piège, soit en lui démontrant rigoureusement sa culpabilité.

Ce modèle d’investigateur criminel, cet intellectuel qui n’a pas besoin de courir après le meurtrier, a été établi par Edgar Poe en la personne de Dupin (Double Assassinat dans la rue Morgue, La Lettre volée ), qui est le prototype du détective amateur. Le roman policier, tel que l’ont constitué Émile Gaboriau (Monsieur Lecoq ), Conan Doyle (Les Aventures de Sherlock Holmes ), Gaston Leroux (Le Mystère de la chambre jaune ), Agatha Christie, John Dickson Carr, S. A. Steeman, repose sur la personnalité du détective privé, qui a sur le policier officiel l’avantage de n’avoir pas appris son métier à l’école. Grâce à son intuition et à sa logique, ce détective confond l’assassin d’un grand propriétaire, retrouve les diamants d’une comtesse ou les documents volés chez un ministre. Le roman policier se déploie dans un univers bourgeois et sa lecture reproduit les émotions et les jeux de société d’une certaine classe: bridge, échecs, mahjong. De même que l’intrigue est découverte grâce à une stratégie de l’intelligence, de même le roman policier provoque son lecteur à jouer à l’énigme. Ainsi en va-t-il des mille et un romans reposant sur le mystère de la chambre close (verrouillée de l’intérieur et de laquelle en principe le criminel n’a pu s’échapper). Mais, en vertu d’un divertissement que constituent l’intrigue et l’énigme, le roman policier devient d’emblée le plus populaire des genres, concrétisé par des collections spécialisées, aux tirages considérables.

Voici l’une des structures fondamentales du «policier»: après la découverte d’un crime inexplicable vient l’examen des mobiles par la police officielle, puis l’arrestation d’un premier coupable et le scepticisme du détective privé qui poursuit son enquête; un nouveau crime intervient, qui innocente le premier inculpé; enfin, le vrai coupable (parfaitement inattendu) est arrêté par le détective privé. Dans la préface à Cartes sur table , Agatha Christie a comparé le roman policier à une course de chevaux: le suspect favori n’est jamais le coupable, il faut savoir miser sur l’outsider.

Tel est du moins le statut du roman policier jusqu’aux années 1930, car l’apparition de Georges Simenon va en inverser les données: le policier intelligent n’est plus le détective privé, mais un commissaire divisionnaire qui résume toutes les qualités de la moyenne bourgeoisie: lucidité mais bonté, patience mais goût de l’action, scepticisme mais conscience professionnelle, et qui surtout s’intéresse autant au meurtrier d’un concierge qu’à celui du propriétaire d’un yacht. Le commissaire Maigret ouvre une ère nouvelle dans le roman policier, et pas seulement en France: désormais s’efface l’image du policier officiel stupide, invariablement berné par le détective privé ou amateur. En outre, le roman policier ne repose plus sur l’énigme considérée comme un des beaux-arts. Il devient humain. La critique sociale et surtout les motivations psychologiques joueront un rôle important dans les récits de Dashiel Hammett (La Clef de verre ), de W. Irish (J’ai épousé une ombre ), de Patricia Highsmith (L’Inconnu du Nord-Express ). Comme tous les genres, le roman policier a son histoire, au point que l’intrigue spécifiquement policière y sera littéralement effacée par le sexe, la violence et l’alcool.

Ensuite sont apparus les thrillers américains, où le policier est souvent aussi brutal et amoral que le criminel. Entre les musiques de chambre d’Agatha Christie, jouées par les «petites cellules grises» d’Hercule Poirot, et le sinistre Pas d’orchidées pour Miss Blandish de J. Hadley Chase, il y a un monde: celui du désordre, auquel la société capitaliste prête de plus en plus le flanc. De même, l’excellente Mme Maigret frémirait d’indignation devant le comportement et le vocabulaire du commissaire San Antonio. Il reste que le roman policier continue d’idéaliser, à parts égales, le tueur et son poursuivant.

6. Pièces à conviction

La vogue du « roman-document » s’est répandue après la Seconde Guerre mondiale, au lendemain des camps d’extermination et de Hiroshima. Puisque la réalité, démente et horrible, dépassait la fiction, ne suffisait-il pas de livrer au lecteur la réalité elle-même, c’est-à-dire tous les documents et témoignages à travers lesquels cette réalité avait été «photographiée», souvent par les acteurs mêmes du drame? Le roman-document se présente donc, le plus souvent, comme un dossier constitué par un auteur le plus discret possible, car il se refuse (par impuissance) à juger et feint de recopier les minutes d’un immense procès. Pourtant, ce transcripteur, ce documentaliste reste un romancier: il doit choisir les documents, les disposer selon un certain ordre, qui n’est pas forcément chronologique et qui doit jeter, sur la suite d’événements qu’ils relatent, la lumière d’une certaine «lecture». La composition du roman-document rejoint souvent le procédé du collage photographique ou du montage de cinéma. La narration suivie, à l’instar du récit de l’historien, qui retrace un lointain passé, sert en quelque sorte de médium au langage des faits. Elle donne aussi à des événements trop présents encore le recul, l’écart permettant au regard d’accommoder. Ainsi l’auteur joue malgré tout un rôle: celui d’un instrument d’optique.

De même, le lecteur du roman-document ne reste pas inactif. Il est conduit à établir le rapport entre les faits, à remplir avec son émotion, son imagination et sa réflexion les intervalles, les lacunes, les mystères qui empêchent les documents de former, à eux seuls, une narration significative et cohérente. Le plaisir et l’intérêt éprouvés à la lecture du roman-document rejoignent ceux qu’éprouvèrent, deux siècles plus tôt, les innombrables lecteurs du roman par lettres: on participe directement au «vécu» de personnages «vrais».

Par-dessus le soupçon jeté aujourd’hui sur tout narrateur et tout témoin, à travers la terreur muette de la guerre (L’Orchestre rouge de G. Perrault; Treblinka de J.-F. Steiner, 1966), le désarroi des cas de conscience inextricables (L’Espion de Dieu de P. Joffroy) et l’absurdité des faits divers qui paraissent échapper presque surnaturellement à l’horreur commune (De sang-froid de Truman Capote, 1965), un écrivain et un public peuvent se rencontrer encore dans une création romanesque certes paradoxale: un jeu du mensonge et de la vérité où lecteur et auteur se savent joués eux-mêmes, bien au-delà et bien en deçà du livre. L’histoire, en effet, a mené le jeu.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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